Wolven

Miles Davos 4 minute(s) de lecture possible dimanche 23 novembre 2025 841 mots et d'autres choses
bd critique chronique coup-de-coeur société fracture psychologie adolescence

Un samedi d’automne. Maussade et gris. De quoi faire naître la mélancolie dans les cœurs les plus vaillants.

Plutôt que passer mon temps à zoner, je décide de sortir de la chambre et de ma torpeur. Fast forward. Me voilà qui déambule dans le centre de cette ville de taille moyenne que j’affectionne. Je n’y suis qu’un touriste intermittent depuis plus d’un quart de siècle. Ce qui me laisse penser qu’on peut habiter un lieu sans y vivre, à force d’en arpenter les rues.

J’y ai développé des habitudes dans ce cœur de ville. Je n’ai besoin d’aucune application de navigation pour m’y orienter. Je pose mon regard sur des pierres, de l’art urbain, des devantures, des pavés, des toits qui sont toujours là. Malgré le temps qui passe, malgré les changements, nombreux.

Je suis impressionné par notre faculté à mémoriser des détails, des choses, à percevoir le temps qui s’écoule, le présent devenir passé, sans jamais complètement s’effacer, servant parfois (souvent ? Toujours ?) de socle pour ce futur qui va bientôt occuper sa place dans cette évanescente temporalité. Encore faut-il savoir-regarder.

Et ce savoir-regarder, nous sommes en train de le perdre. J’en suis convaincu. À force écrans, numérique, toujours plus, vite-vite-vite, tels des papillons happés par cette lampe incandescente qui va finir par nous brûler les ailes. Et alors, ne pouvant plus voler, démunis, nous aurons bien du mal à nous extraire du caniveau dans lequel nous plongeons collectivement, malgré nos sourires béats de « dopaminés » satisfaits.

Me voilà arrivé à l’une de mes destinations préférées, la librairie Myriagone. J’y retrouve cette chaleur si rare, le regard aiguisé qui déborde d’intelligence d’Andréa, au sourire généreux, la musique choisie avec un goût certain, et, bien sûr, les très belles sélections de livres, de bandes dessinées, et de romans graphiques, sans oublier l’espace expositions dans la salle du fond.

J’aime beaucoup discuter avec Andréa. Mais cette fois-ci, je préfère prendre mon temps, laisser mon regard se poser sur les tables, présentoirs et bibliothèques. Ce lieu baigne dans la noblesse esthétique, dans l’amour du beau sans clinquant. C’est une évidence.

Prendre son temps. Un luxe à cette époque de l’hypervitesse. Un besoin vital. J’essaie de transposer un art que j’applique en photographie à ma « déambulation » du moment. Cet art, c’est l’art de se perdre. Pour dire les choses simplement, il s’agit de se laisser aller, de lâcher prise, de ne rien contrôler, de poser son regard sans préjuger de quoi que ce soit. Puis, saisir le bon moment qu’indéfectiblement l’on pressent, un infime tressaillement dans l’âme.

Je laisse mes yeux se poser ici et là, mes mains frôler les tranches des ouvrages, en faire défiler quelques pages. C’est ainsi que j’ai rencontré « Wolven », un roman graphique d’Enzo Smits et Ward Zwart, paru dans sa traduction française aux éditions marseillaises Même pas mal en 2018.

Dès la première page ouverte au hasard, j’ai senti que je tenais là une belle pépite comme il s’en fait peu. Sa lecture, ce jour, conforta ce sentiment. C’est un chef-d’œuvre du 9e art.

Couverture de « Wolven », par Enzo Smits et Ward Zwart, Éditions Même pas mal

Notez bien que j’ai écrit roman graphique et non bande dessinée. Car je l’ai lu comme tel. Un roman à la croisée de plusieurs arts impressionnistes à souhait, que je ne décrirais pas ici pour ne rien divulgâcher.

« Wolven » réunit trois histoires interdépendantes qui ont pour lieu Hazenberg, une petite ville sinistrée, triste, l’été de l’année 1995 ; un été caniculaire comme on n’en a pas connu depuis longtemps. Les protagonistes sont des adolescents.

Dans la première histoire, on suit Chip, un solitaire qui marche au bord, plutôt qu’avec les autres. Il accompagne à contrecœur son amie Lilly à une fête. Ce genre de fête où tout le monde parle pour ne rien dire.

Dans la seconde, une bande d’amis s’enfonce dans la forêt bordant la ville, comme ils ne l’ont jamais fait, pour y traquer une étrange créature, dont beaucoup parlent, mais que personne n’a vu.

Dans la troisième et dernière, un jeune skateur se blesse à la tête. Des séquences de films de son enfance s’entremêlent avec la réalité et le voilà qui commence à perdre prise.

Au-delà du fait que ces histoires ont fait remonter à la surface de ma mémoire des bouts de mon adolescence, elles m’ont fortement impressionné par leur profondeur. Elles invitent à s’arrêter pour savoir-regarder, pour s’en imprégner, et réfléchir. Le scénario de Smits est brillant, économe en mots, rehaussé par le dessin si unique, si photographique, de feu Zwart, parti trop tôt, en 2020, à l’âge de 35 ans.

À la dernière page, juste avant le quatrième de couverture, se trouve un petit cahier. Dans ce petit cahier, une mini-histoire qui sert de liant pour les trois précédentes. Acte original et délectable.

« Wolven » démontre, encore une fois, à quel point l’art nous est essentiel. Grâce à lui, nous pouvons réapprendre à savoir-regarder, à nous déconnecter, à nous retrouver, avec soi et en soi.

L’art nous sauve.

Wolven. Enzo Smits, Ward Zwart. Éditions Même pas mal. 26€.