Burinés

Miles Davos 4 minute(s) de lecture possible dimanche 14 septembre 2025 659 mots et d'autres choses
photographie exposition art société

Burinés par le soleil, le vent, et les autres éléments. Expressions qui disent le tout sans mot, aucun. Visages parchemin.

Un photographe de légende parcourt 20 états pour saisir, en tout, 110 portraits, afin de montrer cette Amérique de l’ombre, l’Amérique des masses, loin du bling et du clinquant.

L’Amérique qui se fait exploiter pour que le tout tourne et que peu en profitent.

Des bêtes de somme. Mais aussi des marginaux, des laissés pour compte, un scientifique, une publicitaire, et un irradié. Le tout tavelé par des têtes sanguinolentes de moutons et de bœufs, résidus d’abattoirs, pour bien faire passer le message.

Le message, le voici : “My subjects here are people nobody looks at. But they make the world move. They do the work” (« Mes sujets sont ces êtres que personne ne regarde. Mais ce sont pourtant eux qui font marcher le monde. Ils font le travail »). Il est de Richard Avedon, et il date de… 1985.

Pour « In The American West », Richard Avedon parcourt les États-Unis avec son équipe, à la recherche des mille visages de cette Amérique qu’on voit à peine quand on a la croise dans la rue, si l’on ne change pas de trottoir pour l’éviter, de peur d’être infectés par sa pauvreté, sa marginalité, ou sa prétendue stupidité, tandis que l’on sirote son matcha latte au lait d’avoine (ou son équivalent dans les années 80), marchant d’un pas preste et leste afin de se carrer le derrière dans un confortable fauteuil de bureau des heures durant. Et oui, gars, pendant que toi tu marches (un peu), d’autres crèvent (beaucoup).

1979. L’année où Richard Avedon prit la route à la rencontre de cette Amérique-là. L’année du second choc pétrolier. L’année où l’ombre du premier choc pouvait encore se faire ressentir avant qu’une seconde baffe ne vienne vous frapper de plein fouet, alors que vous vous remettez à peine de la première.

1979. Deux ans avant que Reagan ne prenne les rênes du pouvoir et que le libéralisme pur et dur ne vive son heure de gloire. Une heure qui dura longtemps, trop longtemps, et qui, sous une forme nouvelle, dure toujours. Un règne et un courant que Richard saisit dans des yeux, des postures, sur des peaux, avant d’achever sa quête, en 1984.

« In The American West » est une exposition-choc dont vous ne ressortirez pas indemne. En délaissant la couleur au profit du noir et blanc, en recourant à la lumière naturelle, celle de l’Ouest, plutôt qu’aux artifices du studio, Richard Avedon vous permet de vous concentrer sur l’essentiel. L’humain. En d’autres termes, c’est vous, mais dans une version inférieure à celle que vous pourriez être, selon la propagande dominante et le dogme de l’auto-perfectionnement, afin que l’extractivisme continue de plus belle.

Regardez bien ces 110 portraits, réunis pour la première fois dans le Vieux Continent, à la Fondation Henri-Cartier Bresson, à Paris1. Prenez votre temps, avancez, et défaites-vous de vos préjugés, de vos idées préconçues, puis laissez vous imprégner par les expressions du passé à la détonante actualité. Sentez cette colère monter en vous. Cette tristesse coulée à travers vos veines. À moins que prédateur, vous vous en foutiez.

Revenez sur vos pas puis sur vos vies dans cette galerie située dans la si bien nommée rue des Archives. Et peut-être que ce passé éclairera enfin notre avenir2.

La révolution ne sera pas photographiée, la révolution ne sera pas photographiée…3.

Photo prise par Miles Davos, sillonneur culturel, photographe à ses heures perdues, lors de sa visite de l’exposition dont ce billet est l’objet


  1. “In The American West”, Richard Avedon. Du 30 avril au 12 octobre 2025. Fondation Henri-Cartier Bresson, 79, rue des Archives, 75003 Paris. France. 10€ l’entrée en plein tarif. Pour plus d’informations : https://www.henricartierbresson.org/expositions/richard-avedon-in-the-american-west/↩︎

  2. ceci est le deuxième billet du Sillon consacré à cette extraordinaire exposition. Le premier fut écrit par ce cher Alexandre. Vous pourrez le lire à l’adresse suivante : https://sillon-fictionnel.club/post/richard-avedon/↩︎

  3. référence à “The Revolution Will Not Be Televised”, poème satirique et chanson pour la libération des Afro-Américains, enregistrée en 1970 par Gill Scott-Heron. ↩︎