Le Carnet

Alexandre Dulaunoy 31 minute(s) de lecture possible jeudi 25 septembre 2025 6599 mots et d'autres choses
nouvelle nature

La monotonie d’un train en fin de soirée, un lundi. Ce bruit régulier qui berce et vous plonge dans une somnolence après une longue journée de travail. Je reprenais souvent le train tard, revenant du Luxembourg vers la Belgique. Ces instants de rêverie ou de lecture comptaient beaucoup, comme une parenthèse qui apaise après le tumulte.

Ce soir-là, la nuit était sombre et brumeuse. On ne distinguait presque rien dehors, sinon son propre reflet flou dans la vitre du wagon. Le tac-tac répétitif des rails semblait déjà préparer au sommeil. Le contrôleur passa sans un mot, valida machinalement mon abonnement, puis disparut dans la voiture suivante.

Brusquement, le train freina. Mon sac chuta au sol et je manquai d’être projeté de mon siège.

Cette portion de voie avait la réputation de faire passer les feux au rouge sans prévenir. Je jetai un œil à l’extérieur : seul persistait ce halo carmin, luisant dans la brume. En me baissant pour ramasser mon sac à dos orange, je sentis une masse effleurer mon pied. Sans doute quelque chose tombé de mes affaires. Je me penchai davantage.

Sous le siège, un carnet en cuir. Usé, sombre, fermé par une lanière rouge flamboyante. Beau de cette beauté que seules les choses patinées par le temps possèdent. En main, il se révélait lourd, volumineux. À vue d’œil, un format A5 — la moitié d’une feuille A4.

Je balayai le wagon du regard pour retrouver son propriétaire. Personne. Le couloir lui-même s’étirait vers d’autres voitures presque désertes. Par curiosité, je retournai l’objet. Le dos de la couverture portait un embossage : un paysage naturel, une rivière, un cerf penché pour boire. Les bords jaunis laissaient dépasser des feuillets et quelques photographies. Tout formait un paquet compact, cohérent, presque intime. Aucun nom, aucune marque. Rien qui puisse indiquer à qui il appartenait.

J’osai tirer une photographie qui dépassait.

Elle représentait un pont en bois enjambant une petite rivière. Une féerie s’en dégageait, une sérénité étrange. Le contraste profond du noir et blanc donnait envie d’emprunter ce fragile passage vers la forêt qui l’attendait, comme si l’image elle-même appelait à entrer dans son mystère.

endless bridge

J’avais l’impression de comprendre le photographe, mais aussi de connaître ce lieu. La photo ressemblait à un pont éphémère sur la Semois. On aurait dit que le photographe cherchait à montrer une possibilité de retour à la nature, une invitation à franchir ce passage fragile. Je glissai la photographie dans le carnet avec précaution, mal à l’aise de mon indiscrétion. Demain, pensais-je, j’irais le déposer aux objets trouvés de la gare de Luxembourg.

Le train s’arrêta. La soirée était déjà bien avancée. Je descendis et marchai d’un pas vif vers la maison. Elle n’était pas loin de la gare. Vivre dans un gros village doté d’un arrêt m’avait toujours semblé être la position idéale : à l’écart du tumulte urbain, mais bien relié à la ville sans se soucier des aléas pratiques. Vivant seul, mes choix de vie demeuraient personnels, sans compromis, sinon avec la société elle-même. Ma vie était simple, confortable, adoucie par un bon salaire luxembourgeois, sans contrainte familiale.

Arrivé devant la maison — une construction art déco bricolée dans les années 30 par un architecte local — j’ouvris la porte sur un long couloir encombré de bibliothèques. J’ai toujours aimé les livres. Peu à peu, ma maison était devenue une bibliothèque sans fin. Chaque pièce avait sa spécialité : un salon dédié aux livres d’art, de culture et de photographie ; une cuisine saturée d’ouvrages culinaires et de textes sur les cultures, avec une nette préférence pour le bassin méditerranéen et le Japon. Je jetai mon sac contre une étagère. C’est alors que je remarquai : j’avais toujours le carnet à la main. Trop fatigué pour l’examiner, je le posai sur une étagère Billy1.

Je me contentai de quelques tranches de pain et d’un gros morceau de fromage avant d’aller me coucher. La nuit fut étrange. Peuplée de rêves moites, de réveils en sueur. Des images embrumées de forêts, d’arbres et de rivières obscures, infinies. Plus les heures passaient, plus ces visions se précisaient. Des animaux apparurent, me fixant. Ils semblaient heureux de ma présence, pas surpris. Ils s’approchaient doucement, comme si j’étais des leurs. Tout était paisible. Tout, sauf cette noirceur au fond des images : une ombre indicible, une profondeur putride impossible à décrire. Mon réveil me sortit de cette torpeur.

Après une douche brûlante, mon esprit se clarifia, prêt pour une longue journée. Voyant l’heure approcher dangereusement des sept heures, je pris mon sac, fermai la porte et courus jusqu’à la gare.

La semaine de travail fut épuisante, un flot continu de « priorités plus prioritaires que les autres ». Depuis plusieurs années déjà, mon emploi me paraissait répétitif, étouffé sous des couches de bureaucratie empêchant toute innovation véritable.

Le vendredi venu, je comptais lire le dernier livre de Claro, Des milliers de ronds dans l’eau2. Comme tout lecteur compulsif, j’achetais bien plus d’ouvrages que je ne pouvais en lire. Pour ordonner ce tsundoku continu, j’avais réservé trois bibliothèques aux lectures à venir.

Je fouillai la dernière, me souvenant avoir acheté ce livre lors d’une escapade à Paris (la seule ville, à mes yeux, offrant encore une vraie diversité de librairies indépendantes). Effectivement, il était bien là, en première rangée. Fier d’avoir trouvé si vite et m’autofélicitant de mon classement imparable, mon regard glissa vers le dessus de la bibliothèque. Le carnet. Je l’avais totalement oublié.

Je pris à la fois Claro et le carnet, puis gagnai mon bureau bordélique. Autrefois spacieux, il avait sombré dans le chaos sous l’accumulation de livres, carnets et matériel informatique. D’une main, je repoussai l’ordinateur portable et quelques papiers, puis posai le carnet au centre, sous la lumière crue de ma lampe LED.

Sous cet éclairage, il paraissait encore plus beau. La couverture en cuir luisait d’un noir profond, traversée par l’éclat rouge intrigant de la lanière.

Le nœud céda facilement. Les pages étaient jaunes, couvertes d’une écriture noire, dense, au style suranné. Aucun auteur, pas de numérotation. Le texte commençait ainsi :

“Il y a cette chose incroyable avec la nature : sa capacité à devenir le miroir de notre humanité. Regarder ce qui nous entoure, le respecter, donne un sens à nos existences. Une matière pour mieux se comprendre et vivre en plénitude. Marcher à travers les arbres, voir la lumière transfigurer la mousse, entendre ces mille petits bruits qui révèlent la vie à chaque instant.”

On aurait dit le journal d’un naturaliste, soigneusement rédigé, rempli d’observations patientes. Certaines pages évoquaient presque le travail d’un entomologiste.

“La Dolichovespula saxonica se chauffait au soleil, en lisière de forêt, tout en grattant le bois mort pour bâtir son nid. Les guêpes fascinent : leur communion sociale, leur capacité à repérer leurs proies. Leur rôle de prédatrices des larves en fait d’excellents agents de régulation, notamment contre les Ixodida. Notre incapacité humaine à comprendre cela, et cette bêtise de tout vouloir détruire par peur, sont autant de preuves de notre aveuglement face à leur intelligence.”

La lecture me troubla. Quelque chose de familier s’imposait, sans que je puisse dire pourquoi. Il est vrai que la nature m’a toujours attiré, et que mes nombreuses balades m’avaient convaincu que ce rapport intime n’est pas donné à tout le monde. Peut-être était-ce cela qui me rapprochait des convictions de l’auteur.

Mais plus j’avançais, plus le texte devenait une forêt en soi. Dense, sombre, aspirante. On aurait dit un trou noir, mais si beau qu’on voulait continuer d’y entrer. Le temps s’effaça. Minutes ou heures ? Je ne savais plus. Les descriptions se faisaient de plus en plus ténébreuses.

“Il est tôt. La pénombre recouvre les sapins. Au loin, des aboiements : la chasse a commencé. Et je ne peux contenir ma joie de participer enfin à une chasse. Pas n’importe laquelle, mais celle qui rééquilibrera l’écosystème. Celle qui inversera la situation, contiendra nos méfaits et libérera la nature.”

À partir de là, les pages jaunies se piquaient de petites gouttelettes rouge sombre. Du sang ? Non… sans doute mon imagination. Cette rupture de ton me déconcerta. Le naturaliste s’effaçait, remplacé par une figure inquiétante de chasseur.

Je refermai le carnet, déçu et troublé. Le temps avait filé : déjà la fin de matinée du samedi. J’avais englouti plus de la moitié du manuscrit.

Mon samedi s’étira dans une certaine monotonie. Je rangeai un peu la maison, fis quelques courses au village, et passai une partie de l’après-midi à feuilleter distraitement mes livres. Rien de notable, rien qui puisse occuper véritablement l’esprit. Pourtant, le carnet revenait par éclats. Son cuir sombre posé sur le bureau semblait attirer le regard, comme si sa seule présence emplissait la maison d’un souffle étranger.

Le soir venu, je m’accordai un repas simple accompagné d’un verre de vin blanc du Domaine L&R Kox, un vignoble ancré dans la nature, réputé pour ses belles bouteilles en grès. Puis, épuisé par une semaine trop lourde et une journée confuse, je m’allongeai tôt, convaincu de trouver enfin le repos. Mais la nuit fut tout sauf paisible. Les rêves s’enchaînèrent, continus, sans véritable fin ni début. Toujours la forêt. D’abord lumineuse, verte, vivante, presque accueillante. Puis les ombres s’y insinuaient, allongeant les troncs, épaississant les feuillages, transformant chaque bruissement en menace.

Je marchais sans cesse, incapable de m’arrêter, comme guidé vers un but invisible. Les sentiers se pliaient, se tordaient, revenaient sur eux-mêmes, et pourtant je savais m’approcher de quelque chose. Entre deux clairières embrumées, une silhouette commença à se former : une maison, massive, enfouie sous les arbres.

Elle semblait respirer avec la forêt, ses murs de bois se mêlant aux troncs, comme si elle avait toujours été là, tapie dans le paysage. Par instants, la brume l’effaçait presque entièrement ; à d’autres, elle paraissait s’approcher doucement, comme pour m’accueillir. Aucune lumière aux fenêtres, mais une impression persistante de chaleur, de présence. Comme si l’intérieur m’attendait depuis longtemps. Peut-être était-ce une vieille maison familiale, un lieu oublié que je retrouvais enfin, sans savoir pourquoi.

Je m’éveillai plusieurs fois, trempé de sueur, le souffle court, persuadé d’avoir entendu les craquements du parquet de ma propre maison. Chaque fois que je me rendormais, le rêve reprenait exactement où il s’était arrêté : moi, avançant dans cette forêt sans fin, la maison se dessinant, plus précise, plus lourde, plus inévitable.

Ce dimanche matin fut confus, sans véritable heure de réveil. Mon esprit errait encore dans la nuit et ne retrouva un semblant de clarté qu’avec un thé noir Assam, fort et amer, pour tenter de remettre de l’ordre dans mes pensées. La nature a toujours été pour moi un refuge, un moyen calme et paisible de retrouver une certaine sérénité. Mais cette lecture, ce carnet, avait fissuré ma stabilité, comme une faille qui s’élargissait.

Ce sentiment, je le connaissais déjà. Comme ce jour où je marchais dans la forêt de Chiny, soudain bouleversé par l’apparition d’un cerf blessé, traqué par des chasseurs. Je revois encore cette scène avec une netteté douloureuse. Le souffle court de l’animal, ses yeux larges emplis de peur, et derrière lui les hommes, pressants, jouissant de sa fuite.

Une partie sombre de mon esprit s’était éveillée ce jour-là — une colère viscérale, presque reptilienne. Quelles bêtes étaient réellement à l’œuvre ? Celles qui fuyaient pour survivre, ou celles qui poursuivaient par pur plaisir ? La chasse pouvait avoir un sens, pensais-je, si elle servait à nourrir. Mais là, il n’y avait qu’un plaisir abscons : inutile, cruel, violent. Ce jour-là, la rage s’était ancrée en moi, indélébile.

Ce carnet avait réveillé quelque chose. Une chose enfouie que je ne pouvais plus fuir. De nature calme, mais parfois impulsif lorsqu’il s’agissait de résoudre un problème, je me disais qu’il était temps de faire face, de comprendre qui était — ou où était — cette maison qui me semblait si familière.

Je me ruai vers l’armoire, sous l’étagère où reposaient mes livres de naturaliste. Là étaient rangées mes cartes de randonnée, mes cartes IGN de la région. L’image de la maison persistait dans mon esprit, même longtemps après le réveil. Il fallait que je découvre comment y aller. Je ne savais pas exactement pourquoi, mais j’étais convaincu qu’une réponse m’y attendait.

Je déployai toutes les cartes, éliminant méthodiquement certaines zones boisées. Dans mes rêves, j’avais reconnu des revers de pins sylvestres, détails trop précis pour être anodins. Plusieurs endroits pouvaient correspondre. Je fus systématique. Ma connaissance de la botanique de terrain me guidait : elle me disait où trouver des forêts semblables à celles de mes visions.

Au milieu des piles de cartes, armé de l’excellent Les Bases de la Botanique de Terrain, je distinguais de mieux en mieux les espèces. Les rêves n’étaient pas de simples images oniriques : ils semblaient composés d’associations végétales précises, comme un relevé de terrain reconstitué dans mon esprit endormi. Chaque arbre, chaque plante y tenait sa place, comme si l’ensemble formait une clé de lecture.

Je commençai à les interpréter comme un botaniste le ferait d’un herbier : non pas des visions arbitraires, mais un assemblage cohérent, une succession d’indicateurs écologiques pointant vers un lieu. C’était une trace botanique, une carte cryptée où la flore servait de balises.

Et plus j’y réfléchissais, plus cela me paraissait parfaitement rationnel — bien que profondément irrationnel à la fois. Comme si la nature elle-même avait construit un protocole scientifique détourné, un itinéraire secret, pour me guider jusqu’à cette maison.

Une carte s’imposait plus que les autres dans ce parcours biologique : une région entre la Gaume et l’Ardenne, marquée par ses anciennes ardoisières et ses forêts mixtes, difficiles d’accès à cause des crêtes abruptes entourant la Semois.

Il était onze heures ce dimanche. Je préparai mon sac à dos : la carte soigneusement pliée, une grande bouteille d’eau, quelques Cracottes bio à l’olive et aux graines de sésame, et mon vieux Leica M6 que je trimballe depuis des années, compagnon de toutes mes photographies et le carnet.

Je me dirigeai vers ma voiture — véritable prolongement du brol ou du capharnaüm qu’était ma maison. On y trouvait encore des livres entamés, abandonnés sur le siège ou coincés entre deux portières. Je ne pris aucun GPS. Je savais exactement où je devais aller.

La route avait des allures de road movie, un peu comme dans les premiers films de Bouli Lanners. Le ruban d’asphalte, les arbres alignés de part et d’autre, et dans mes oreilles la musique de Max Richter — tout se transformait en chemin initiatique.

Il ne faisait ni vraiment beau, ni franchement mauvais : un temps à la belge. Un compromis bancal entre les nuages, la pluie et un soleil timide, comme s’il hésitait à s’impliquer.

Après quarante minutes de conduite sur ces routes calmes, ponctuées de quelques virages serrés, je m’arrêtai net devant un ancien séchoir à tabac, envahi par la végétation. La nature y avait repris ses droits, transformant le bâtiment en une carcasse muette.

Cette image, je l’avais déjà vue dans ma nuit tourmentée. Le choc fut si fort que j’écrasai les freins brutalement : la moitié du contenu de la voiture vola à terre. Sans réfléchir, je saisis mon sac à dos et sortis précipitamment, déterminé à retrouver le chemin perçu dans mes rêves.

smoky smoky

Le parcours débuta parmi les reines-des-prés qui bordaient le chemin longeant la Semois. Elles étaient déjà en pleine floraison, accompagnées des grandes balsamines de l’Himalaya qui tapissaient les berges. J’ai toujours aimé ces plantes dites « invasives » — une étiquette absurde, née de l’illusion que la nature serait figée, immobile. Alors qu’en réalité, elle se déplace, se transforme, évolue sans cesse.

Après une vingtaine de minutes de marche, je tombai sur une vision familière : cette photo que j’avais vue dans le carnet. Un pont en bois, semblant flotter au-dessus de la Semois, fragile et irréel.

Je compris alors que le carnet n’était pas seulement un objet trouvé : c’était un guide, un passage vers une histoire inéluctable. Une réponse à bien des choses, mais surtout, une porte entrouverte sur cette nature sauvage qui m’appelait depuis le début.

En traversant le pont, une brise légère et rafraîchissante m’enveloppa. Quelques odonates virevoltaient au-dessus de l’eau, chassant les insectes à la surface. Leur vol toujours un peu erratique donnait une impression d’équilibre fragile, d’harmonie imparfaite, comme si la nature elle-même dessinait ses propres arabesques dans l’air.

À la sortie du pont, l’atmosphère changea brusquement : plus sombre, plus noire. La densité des arbres dissimulait presque entièrement le chemin. Pourtant, on devinait qu’il était souvent emprunté : le tracé se lisait entre les mousses et la base des sapins.

Je marchais sans vraiment regarder où je posais les pieds. Le chemin se matérialisait comme dans mes rêves, familier, évident, comme si je l’avais parcouru mille fois.

Puis je m’arrêtai net. Tout cela avait-il un sens ? Devais-je continuer, ou plutôt revenir sur mes pas, rejoindre la Semois et me laisser bercer par le bruit de l’eau et la douceur des berges ?

Mais mon regard fut attiré par quelque chose au sol : une sorte de petit mausolée de pierres, surmonté d’une statuette de la Vierge. Un objet dérisoire, presque ridicule, qui ne faisait que souligner la petitesse de la religion face à l’immensité de la nature environnante.

perpetual hope

Je ne savais trop quoi en penser, mais quelque chose me frappa. En observant plus attentivement, je distinguai des pierres plates, soigneusement disposées près de la statuette. Leur agencement formait une sorte de direction, une flèche rudimentaire pointant vers la forêt. Une invitation ?

Je bus une gorgée d’eau, puis décidai de poursuivre ce chemin qui n’en était pas vraiment un. La forêt restait dense, mais le sol se couvrait d’une épaisseur de mousse démesurée. Elle absorbait mes pas, rendant ma progression presque spectrale.

Par moments, on entendait les cimes des arbres frotter entre elles dans le vent, plainte sourde et lointaine. Mais rien de plus. En cette saison, les oiseaux se faisaient rares. Seuls les geais des chênes, éclaireurs bruyants, lançaient leurs cris d’alarme pour prévenir leurs congénères de l’intrusion d’un visiteur.

La marche dura dix minutes, ou peut-être une heure — difficile à dire. Mon esprit s’embrumait, en parfaite symbiose avec la brume naissante qui enveloppait la forêt d’un voile léger.

Puis, peu à peu, la densité des arbres se dissipa. La forêt s’éclaircissait, le brouillard se levait… et alors, je la vis. La maison. Celle du rêve.

Une bâtisse en pierre de schiste, avec deux fenêtres donnant sur une petite terrasse de bois. Devant la porte, un billot encore taché d’écorce et quelques bûches fraîchement fendues. Rien d’anormal, en apparence. Et pourtant, une inquiétude sourde me saisit.

Personne ne savait que j’avais pénétré cette forêt. Personne ne connaissait mon projet insensé : suivre mes rêves — ou mes cauchemars. Et me voilà désormais, seul, devant cette demeure surgie de mes songes.

Mon côté rationnel reprit soudain le dessus, comme un réflexe de survie. Après tout, rien de surnaturel ici. Je me dis : Bon, en fait, je vais simplement voir qui habite cette maison, rendre ce carnet à son propriétaire, et rentrer chez moi finir un bon livre.

Je me raccrochais à cette idée simple, presque banale, comme on s’agrippe à une corde au-dessus du vide. Un geste de politesse, une démarche normale, rationnelle. Rien de plus.

Et pourtant, au fond de moi, une petite voix me soufflait que ce n’était pas si simple. Que j’avais suivi ce chemin, guidé par mes rêves, pour une raison qui m’échappait encore. Mais je préférai taire ce doute et me convaincre : je n’étais venu que pour rendre un objet trouvé. Rien de plus.

J’arrivai devant la porte. Pas un bruit. Seule une légère odeur de bois brûlé flottait dans l’air, comme un reste de feu de cheminée. Je frappai doucement, sans insister.

Quelques secondes passèrent… mais justement, rien ne se passa. Devais-je frapper plus fort ? Ce n’était pas dans mes habitudes d’importuner les gens. Cogner davantage m’aurait semblé une impolitesse, et je n’avais aucune envie d’énerver qui que ce soit — surtout pas un Ardennais habitué à manier la hache.

Je me dis alors que tout cela était ridicule. J’aurais dû rendre ce carnet aux objets trouvés de la gare et ne jamais m’aventurer ici. Je me retournai, décidé à reprendre le chemin.

C’est à ce moment, arrivé près du tas de bois, que j’entendis le grincement d’une porte qui s’ouvrait. Une voix rauque, posée :
Je vous attendais.

Un frisson me parcourut. J’avais une étrange appréhension à me retourner. Qui était là, réellement ? Mais ma curiosité l’emporta, renforcée par cette politesse instinctive dont je savais qu’elle finirait peut-être par me perdre.

Je me retournai enfin. La porte était entrouverte, et une main burinée se crispait sur le chambranle. Dans l’ombre, un visage ridé apparut : vieux, marqué par le temps. Mais ses yeux… ses yeux étaient d’un vert vif, presque luisants, comme ceux d’un jeune homme pris sur le fait d’une bêtise.

Je sentis mon sourire se figer, crispé, et balbutiai :
Bonjour monsieur, je ne voulais pas vous déranger…

Il se retira de l’embrasure. La porte s’ouvrit en grand, grinçant légèrement sur ses gonds. Du fond de la maison, une voix résonna, plus lointaine mais ferme :
Entrez… et fermez la porte derrière vous.

Je ne savais pas quoi faire. Mais je me répétai que la peur était une mauvaise conseillère. Alors je m’engouffrai dans la maison, prenant soin de refermer la porte derrière moi.

Je remarquai aussitôt qu’il n’y avait ni serrure, ni loquet. Cette pensée me rassura : au pire, je pourrais toujours sortir… si les choses tournaient vraiment mal.

En me retournant, je découvris un espace étrangement familier. Des rayonnages de livres tapissaient les murs. Une grande table croulait sous les notes, les cahiers et d’autres volumes ouverts. Des cartes et des feuilles s’y entassaient, mêlées à quelques noisettes abandonnées. Plus loin, une cuisine simple : une planche de bois, une pile de légumes fraîchement cueillis. Rien de vraiment effrayant.

L’homme se tenait au milieu de la pièce, immobile, et me fixait. Mais son regard n’était pas celui d’un étranger : il me scrutait comme on dévisage un visage connu depuis longtemps. Je le fixai à mon tour, troublé, jusqu’à percevoir une étrange familiarité — comme si je retrouvais un membre de ma famille perdu de vue depuis l’adolescence.

Tout semblait normal. Trop normal. J’avais dû me monter un film, sans doute alimenté par mes lectures de Howard P. Lovecraft et ma passion pour les films de John Carpenter.

Il brisa le silence en m’invitant à m’asseoir sur un canapé en cuir usé, placé devant le feu ouvert. Les flammes crépitaient doucement, diffusant une chaleur agréable, sans excès.

Lui-même prit place dans un vieux rocking-chair, juste à côté, et ajouta avec un sourire discret :
Je n’ai pas beaucoup de visites… désolé pour la poussière et le brol dans la maison.

En effet, l’endroit portait une fine pellicule de poussière, mais demeurait suffisamment ordonné pour qu’on puisse y vivre sereinement. Un lieu simple, imparfait, mais qui respirait malgré tout une forme de bonheur tranquille.

Je lui expliquai alors que j’avais trouvé un carnet de naturaliste et que j’essayais d’en retrouver le propriétaire. Il me demanda à le voir. Je fouillai dans le fond de mon sac à dos, en sortis le carnet et le lui tendis.

Il le contempla un instant, puis déclara simplement :

C’est bien mon carnet.

Il se tourna ensuite vers la bibliothèque. Une étagère entière y était consacrée à des carnets identiques, en cuir sombre, chacun fermé par une lanière rouge semblable à celle que je connaissais déjà.

Il m’expliqua, d’une voix calme, qu’il en avait écrit beaucoup au fil des ans, un peu dans l’esprit de Jean-Henri Fabre et de ses Souvenirs entomologiques.

Cette référence me toucha particulièrement : elle m’était familière. J’avais retrouvé autrefois, chez un bouquiniste de Redu, Les Guêpes chasseresses, le génie de l’instinct. Je lui confiai ma passion pour J.-H. Fabre, et nos paroles s’enchaînèrent rapidement.

Très vite, nous dérivâmes vers une discussion animée sur les livres, la nature et surtout les auteurs comme Jacques Tassin ou Hans Bellmann. Nous parlions guêpes, bourdons, colonies d’insectes et leurs sociétés complexes.

Il me proposa alors une infusion de plantes des bois, récoltées par ses soins. J’en bus, non sans avoir vérifié au préalable qu’il se servait la même — ce qui était bien le cas. Mon inquiétude se dissipa peu à peu.

Néanmoins, je conservais une légère perception malsaine de la situation. Comme une ombre qui flottait au bord de ma conscience. Mais au fil de la conversation, cette impression s’effaça. Je découvrais devant moi un être humain aussi curieux que moi, et sans doute encore plus passionné par la nature.

Je n’avais plus la notion du temps, mais je voyais le ciel s’assombrir. Il devait être le début de soirée. Il me montrait des livres anciens, et je réalisai qu’il n’était pas vraiment un ermite : cette maison ressemblait plutôt à une résidence secondaire. Je ne voulais pas trop entrer dans son intimité, mais il semblait avoir eu une vie bien remplie. Pourtant, ici, c’était sa maison, son refuge. Son lieu de secours, pour se reposer ou réfléchir. Je trouvais cela beau.

Il se tenait debout devant sa bibliothèque lorsque j’entendis un bruit horrible. Un cri strident, que je reconnus aussitôt : celui d’une chouette effraie.
Oui, dit-il calmement, il y a une effraie qui vit tout près. Elle vient me saluer chaque soir. Je l’ai appelée Barney.

Nous sortîmes pour essayer de l’apercevoir. Et en effet, à une quarantaine de mètres, perchée dans les sapins, une magnifique chouette presque blanche nous fixait de ses yeux sombres. Superbe. Elle avait l’habitude de chasser les rongeurs autour de la maison, participant à sa façon à la vie du lieu.

Je la regardai longuement : elle était d’une beauté saisissante… puis, sans un bruit, elle s’envola dans la nuit.

Je me retournai pour dire à mon hôte ma passion pour les rapaces. Mais il n’y avait plus personne. Je pensai d’abord qu’il était simplement rentré, l’air s’étant rafraîchi.

Je regagnai la maison : personne. Le feu crépitait toujours, et de nouvelles bûches y brûlaient, comme si quelqu’un venait tout juste de les y déposer. Mais il n’y avait plus âme qui vive.

En regardant autour de moi, je remarquai un détail troublant : la bibliothèque des carnets semblait avoir été déplacée, décalée du mur, comme si elle dissimulait une ouverture. Je m’avançai prudemment et découvris, derrière, l’entrée d’une galerie taillée dans le schiste. Des lampes fixées à la paroi éclairaient faiblement le passage.

Au début, je me rassurai : après tout, c’était logique. La région regorge d’anciennes ardoisières, certaines maisons sont même construites sur leurs vestiges. Peut-être n’était-ce qu’une cave aménagée. Je ne savais pas trop quoi faire, mais je me doutais que mon hôte avait dû descendre là, pour aller chercher quelque chose.

Deux choses allaient sans doute me perdre : ma curiosité malsaine ou ma politesse excessive.

Je m’engageai dans l’escalier et fus surpris par sa longueur. Les marches s’enchaînaient sans fin, comme si je descendais vers un ventre souterrain. L’air se fit plus chaud, chargé d’humidité, glissant sur ma peau comme une sueur étrangère.

Un courant d’air remontait du fond, et avec lui, une odeur. Elle s’imposait peu à peu, âcre, lourde, animale. Une senteur d’étable abandonnée, de paille pourrie et de bêtes enfermées. Plus je descendais, plus cette odeur s’épaississait, emplissant ma gorge, s’accrochant à mes poumons, jusqu’à donner la sensation que je respirais directement dans l’antre d’une ferme oubliée.

Je commençai à percevoir des sons. Des grognements sourds, d’abord lointains, puis de plus en plus distincts. Mon inquiétude grandissait, même si quelque chose dans ce bruit me paraissait étrangement familier.

J’avançais désormais plus lentement, chaque pas pesant davantage. L’idée de faire demi-tour me traversait l’esprit, prête à s’imposer si la situation devenait trop dangereuse. Et pourtant, une pensée absurde me fit presque sourire : cette interminable rangée de marches devait au moins entretenir la forme physique de mon hôte.

Les marches s’arrêtèrent enfin. Devant moi, quelques caisses en bois s’entassaient, remplies de matériel. Principalement de trekking : lampes torches, vestes de camouflage… mais aussi du matériel de chasse. Incongru, presque choquant, pour un homme qui se présentait comme un naturaliste.

Face à moi, une porte en bois. C’est de là que provenaient les bruits, ces grognements sourds qui résonnaient désormais plus distinctement. Mon cœur battait plus vite.

Je décidai de pousser la porte — non sans une pointe de peur. Mais, comme toujours, ma curiosité l’emporta sur ma prudence.

Je poussai la porte et découvris un vaste espace de stabulation, occupé par des cochons… mais pas des cochons ordinaires. Un mélange de cochons sauvages, entre sangliers et porcs domestiques. Ils étaient bien une trentaine, certains encore petits, d’autres massifs.

L’installation n’avait rien d’industriel ni de ces élevages douteux de sangliers destinés aux chasses. Ici, les bêtes semblaient en bonne santé, bien nourries. L’aménagement était soigneux : une large zone de boue, beaucoup d’espace, et même une ouverture donnant sur l’extérieur, vers le bas de la vallée de la Semois. On devinait qu’ils pouvaient rejoindre les rives et la lisière de la forêt. Une véritable réserve, presque idyllique.

Je ne comprenais pas cette configuration. Tout cela paraissait à la fois soigné et incongru. J’entrai dans la stabulation et caressai un truie qui s’approcha, curieuse de ma présence. Elle semblait presque approuver ma venue.

Au fond, une autre porte s’enfonçait dans la paroi d’ardoise. Peut-être mon hôte était-il allé nourrir ses pensionnaires… ou poursuivre quelque activité dont j’ignorais encore la nature.

Ma curiosité me poussa jusqu’à cette porte, bien différente des autres : récente, en métal massif, renforcée, équipée d’une serrure moderne comme on en voit sur les portes blindées. La clé était déjà engagée.

Je la tournai et ouvris la porte avec effort. Elle s’ouvrit lourdement sur une sorte de sas qui rappelait un abattoir. À l’entrée, une rangée de bottes blanches alignées, un robinet mural, et une table en inox d’une propreté presque clinique. Sur la gauche, il y avait une autre porte fermée.

Sur la droite, de grandes lanières de plastique translucide, comme celles que l’on trouve dans les salles de découpe, dissimulaient une autre pièce. Je décidai de les franchir.

De l’autre côté, l’air était plus froid. La salle semblait réfrigérée. Derrière le rideau de plastique, des carcasses animales pendaient, suspendues à des crochets. Le carrelage blanc reflétait une lueur crue, marquée ici et là par quelques gouttes de sang sombre qui s’étalaient sur le sol.

Je ne savais pas pourquoi, mais quelque chose clochait affreusement. Pourquoi avoir besoin d’une salle pareille ? Les cochons sauvages n’étaient pas destinés à l’abattage, j’en étais certain. Et puis, les formes suspendues… elles n’avaient rien des carcasses animales. Trop longues. Trop humaines.

Je m’approchai malgré moi. Ma main tremblante repoussa l’une des silhouettes pendues. Le crochet grinça, un grincement métallique insupportable, amplifié par le froissement du plastique collé à la chair. Une odeur lourde s’échappa, mélange de froid métallique et de sang coagulé.

Mes yeux étaient à la hauteur du crochet, des chaussures de marche. Usées, couvertes de boue séchée. Mon souffle se coupa net.

Le froid ne venait plus seulement de la salle réfrigérée. Il rampait le long de mon dos, s’enfonçait dans mes entrailles, pétrifiait mes muscles. Je compris. Ce n’étaient pas des bêtes. Ce n’étaient pas des cochons. C’étaient des randonneurs. Des corps humains, pendus par les pieds comme de vulgaires quartiers de viande, oscillant doucement dans la pénombre.

L’air empestait désormais la chair rance, le sang séché, cette odeur animale qui n’était plus celle d’animaux. Ma gorge se noua, mon estomac se retourna. Je faillis vomir. Je voulais fuir, hurler, disparaître. Mais mes jambes restaient figées. Puis, alors que je décidai enfin de courir, l’autre porte s’ouvrit dans mon dos, laissant entrer un courant d’air… et un pas.

Je me retournai et vis mon hôte. Il portait désormais un tablier d’abattoir, épais, sale, maculé de sang encore frais qui perlait par endroits. Dans sa main, une sorte de pistolet d’abattage, lourd et menaçant, qu’il tenait avec l’aisance d’un geste quotidien.

Je restai pétrifié. Mon regard balayait la pièce à la recherche d’un objet, d’une arme, d’une échappatoire. Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que ces corps pendus, balançant légèrement, et ce froid qui s’infiltrait dans mes os, jusqu’au cœur.

Il ne me restait sans doute que quelques secondes. Quelques secondes avant d’être abattu, victime de ma propre curiosité malsaine. Ma tête était vide. On dit souvent que, dans ces instants, votre vie défile devant vos yeux. Des conneries. La mienne, en tout cas, refusait de repasser le film. Il n’y avait que ce vide, ce sang, et ce silence oppressant.

Il me dit, d’une voix posée, presque douce :
Tu as peur ?

Son regard était calme, déconcertant. Comment avais-je pu me tromper à ce point sur lui ? Comment était-ce possible ? Cet homme parlait avec passion de nature, citait des auteurs que j’admirais, partageait des idées qui me touchaient. Et pourtant… il massacrait des randonneurs, les suspendait comme de vulgaires bêtes.

En réalité, j’étais furieux contre moi-même. Et cette rage, au lieu de la peur, me poussa à répondre :

Putain, tu déconnes ? Tu tues des randonneurs et tu les fous dans une putain de chambre froide… pour nourrir tes foutus cochons ?!

Il me répondit en posant calmement son arme sur le sol.
En fait, tu as raison… sur une seule chose. Oui, je les découpe, et je les donne à manger aux sanglochons. Rien de plus.

Je répliquai aussitôt, la voix tendue :
Rien de plus ? Tu es un tueur. Un tueur en série, vu les corps qui pendent devant moi.

Il me répondit, tout aussi calmement :
Ce ne sont pas des randonneurs. Juste des chasseurs. Je ne tue personne d’autre.

Tout venait de prendre une autre tournure. Et surtout, je comprenais enfin.

Le carnet… il ne parlait pas seulement de nature. Il parlait de la chasse des chasseurs. De ce naturaliste qui prenait plaisir à les abattre, comme eux-mêmes pratiquaient leur passe-temps sanglant. Chaque ligne, chaque description, prenait désormais un autre sens.

C’était sa réponse à lui, brutale, mais naturelle. Les chasseurs devaient participer à l’équilibre. Pas le faux équilibre qu’ils exhibent à la télévision. Pas cette hiérarchie grotesque inventée pour justifier leur passion morbide. Non : ici, il s’agissait d’un retour des choses. D’une symétrie.

Tout le texte du carnet, en réalité, expliquait cela.

Sous le choc, transi de froid, épuisé, gagné par la peur, je m’effondrai sur le carrelage glacé… et perdis connaissance.

Une douce chaleur effleurait mon visage. J’ouvris lentement les paupières et découvris que j’étais allongé sur le canapé, devant le feu crépitant. Mon hôte se tenait dans son rocking-chair, le visage marqué d’une inquiétude silencieuse. Entre ses mains, il serrait une liasse de papiers.

J’eus un moment d’hésitation, me persuadant que tout cela n’avait été qu’un mauvais cauchemar. Mais la porte, toujours entrouverte près de la bibliothèque, laissait voir l’entrée sombre de l’ancienne ardoisière.

Je compris alors que j’étais bien dans cette réalité. Que je me trouvais assis à quelques mètres d’un tueur en série. Certes, il ne s’en prenait qu’aux chasseurs — et je dois avouer que, sur le moment, c’était sans doute le cadet de mes soucis. Mais cela restait des meurtres. Des meurtres froids, systématiques.

Il s’approcha de moi et déclara :
Je suis désolé de t’avoir attiré avec ce carnet… mais c’était la seule solution. Je vais devoir tirer ma révérence : l’hôpital m’attend pour une maladie grave. Je ne voulais pas laisser mon travail inachevé. Il porte ses fruits : les chasseurs ont peur. Il y a des disparitions. Ils n’arrivent plus à vendre leurs journées de chasse.

Il marqua une pause, puis poursuivit, la voix plus basse :
Oui, je dois encore nourrir mes amis, les sanglochons. Mais la chasse diminue. Ils sont entraînés maintenant… et ils adorent le goût des chasseurs. Ils les ramènent ici, droit à l’entrée. Et là, il suffit de tirer.

Je devais assimiler cette somme d’informations. Ma curiosité, d’une certaine manière, était comblée… mais une inquiétude sourde demeurait quant à la suite des événements.

C’est alors qu’il me tendit la liasse de papiers qu’il tenait. Elle ressemblait à des documents notariés. Mon regard se figea en lisant mon nom et mon adresse, inscrits à côté du mot « acquéreur ».

Il me dit calmement :

Voilà. Si tu signes, tu deviens propriétaire de la forêt. Neuf cents hectares, avec tout ce qu’elle contient. Pour moi, tout est terminé. Mais je voulais que ce qu’il me reste soit transmis à quelqu’un qui comprenne… et surtout qui aime la nature comme je l’aime.

J’étais perdu, inquiet. Je me demandais si, connaissant désormais ses secrets, j’allais finir par y laisser ma vie. Surtout si je refusais. Mais en le regardant, je ne vis plus qu’un très vieil homme. Je ne risquais sans doute plus grand-chose : il aurait pu me tuer des dizaines de fois déjà.

Au fond de moi, pourtant, une étrange béatitude montait, un état que je n’avais jamais atteint. Tout me semblait soudain terriblement réel.

Il planta son regard dans le mien, ses yeux brillants d’une intensité troublante. Puis il dit simplement :
Je vais partir.

Et, se retournant une dernière fois vers moi, il ajouta :
N’oublie pas de nourrir les sanglochons.

Je le vis sortir de la maison, s’éloigner, sa silhouette vacillante se fondant peu à peu dans l’ombre de la forêt. Puis il disparut, englouti par la nuit et les arbres.


Post-face

Après avoir envoyé quelques photographies de la vallée de la Semois à un concours organisé par le Parc national Vallée de la Semois, j’ai reçu une réponse lapidaire : « Malheureusement, vos photographies ne font pas partie de celles sélectionnées pour cette édition. » Rien de surprenant : elles étaient sans doute trop sombres, pas assez clinquantes pour la communication visuelle moderne. Mais je dois avouer que ce refus m’a immédiatement réjoui : « Parfait, je vais pouvoir garder ces clichés pour une histoire sombre. » Alors merci au Parc national Vallée de la Semois : sans votre tri impitoyable, cette histoire n’aurait jamais vu le jour.

Fiction

Cette œuvre n’est point ancrée dans la réalité commune. Les noms, les lieux et les événements qui s’y dévoilent ne sont que les mirages d’un imaginaire troublé, ou peut-être les reflets indéchiffrables d’autres vérités, tapies aux confins de notre compréhension. Considérez tout comme fiction… à moins que les ombres n’en décident autrement.

Distribution

Le carnet est également disponible aux formats PDF et EPUB.

Ce livre est placé sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0) : https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr

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La seule obligation consiste à mentionner l’auteur (texte et photographies): Alexandre Dulaunoy.


  1. La qualité des étagères Billy, du fabricant Suédois bien connu, ne sont plus au rendez-vous. On peut même dire que ce sont des merdes presque sans-nom. ↩︎

  2. Claro, “des milliers de ronds dans l’eau” - L’auteur nous raconte ses souvenirs mais aussi son processus d’écriture. Il digresse souvent, mais nous donne de la matière à réflexion. Certains livres offrent plus de matière après la lecture que pendant celle-ci. J’ai un peu l’impression que c’est le cas ici. ↩︎