Saccades stochastiques
musique techno chronique microessai
Je me réveille après une bonne nuit de sommeil. Le cerveau encore embrumé, je me saisis du cordon numérique ombilical qui traîne sur ma table de chevet. Je mets mon casque et je m’en vais butiner, allongé, les nouvelles plantes sonores en ce début de printemps dans la soundscape.
Soudain je reçois un Signal d’Alexandre Dulaunoy, dont les chroniques et microéssais étoffent le sillon pour notre plus grand bonheur.
On pourrait croire que le message d’Alex est simple, basique, mais ça serait mal le connaître. Tenez, lisez par vous-même : « Tu penses quoi du nouvel album de Jeff Mills ? ».
« Aïe aïe aïe » comme on dit dans le Gâtinais.
Ce bon vieux Jeff Mills — grand prêtre de la cathédrale de la techno de Détroit — a en effet annoncé il y a quelques jours « The Trip - Enter The Black Hole », qu’il qualifie d’opéra cosmique. Rien que ça.
Je me lance donc dans le voyage vers ce trou noir et je commente en saccades stochastiques ce que m’inspire chaque morceau de cet album. Notez que « The Trip » est un projet multidisciplinaire dont le son n’est qu’une partie. N’ayant accès qu’au son, ma chronique se limite à cela. Le son.
- J’entre dans le trou noir.
- Et je suis bloqué. À 32 secondes du début. La musique s’arrête. Mon application de diffusion multimédia en continu refuse de continuer. Dois-je y lire un signe ? Rebrousser chemin ? Avant de me perdre là où toute matière est happée, mâchée, jusqu’à qu’il n’en reste plus rien ?
- La lecture reprend.
- « Contradiction - The Ātman in Brahman (Silent Shadow Mix) » est une urgence, une palpitation frénétique. C’est une image du monde qui s’emballe. Qui ne sait plus s’arrêter. Un trou noir glouton qui ne sait plus freiner son appétit.
- « Beyond the Event Horizon » est un signal d’alarme. Mon corps sécrète de l’adrénaline alors qu’il s’enfonce dans l’exploration du sillon interspatial qui sépare matière et antimatière.
- « Time in the Abstract » perturbe mes sens. Mon esprit se perd. La folie n’est pas loin. Je dois m’enfuir, quitter le sillon. Je ne suis pas prêt à vivre là où électrons et positrons se livrent un combat acharné.
- « Hole » me fait réaliser que je ne suis pas dans le bon univers. Il est quasiment similaire au mien, mais pas identique. J’en veux pour preuve la voix japonisante distordue, comme si le son ne se propageait pas correctement. Le pitch de cette voix me dérange. Je ressens de l’anxiété, comme si j’avais débarqué dans un monde peuplé de Yokai puissants et malveillants.
- « When Time Stops » est une musique d’accompagnement pour une exposition d’œuvres dérangées, pompeusement qualifiées d’avant-garde. Je quitte l’exposition d’un pas accéléré. Je n’ai pas le temps de m’arrêter devant ces croûtes pour bobo en mal de culture.
- Je sens Détroit, ses landscapes meurtries, son peuple en désarroi dans « No Escape ». Comme si des souvenirs d’un paradis perdu remontaient en désordre, telles des bulles, pour éclater brusquement à la surface.
- « Contradiction - The Ātman in Brahman (Long Radio Mix) » me permet de souffler. Je retrouve la chaleur de l’astre radieux dans l’empire du Soleil levant. Je vise un banc et je m’y assois. Des acteurs de Kabuki se posent à portée de regard et d’oreille. Ils répètent. Ce n’est pas tout à fait ça encore. C’est rough on the edges mais je n’en fais pas un cas. Je suis bien dans le tout imparfait, bigarré, aux arêtes revêches.
- « Time Reflective » me sort de ma torpeur et me projette de nouveau dans ce sillon duquel je m’arrachai de justesse. La dopamine est remplacée par l’adrénaline. Des formes indéfinissables viennent vers moi. Je sens une intelligence écrasante sur le point de me submerger. Une poursuite s’engage.
- Je leur échappe de justesse et me voilà haletant, « Wandering » dans un recoin étrange et inconnu du sillon. Je profite du répit qui m’est octroyé pour récupérer. Je sens encore Motor City. Pourquoi j’y repense alors que je me targue d’être un homme de demain, là où le passé n’a pas de place.
- Ma tête me lance. Mon crâne commence à prendre une forme nouvelle. Ça ne me dit rien qui vaille. Les repères s’enfuirent à tire-d’aile. Les repères s’enfuient à perte de vue. Pour le délire provoqué par « Hole (White Hole Mix) ».
- Il faut que je retrouve terre ferme. Et vite. Je puise dans mes réserves et j’accélère dans un « Infinite Redshift » vers la base station. Je m’y enferme de justesse avant que Détroit ne me happe de nouveau vers le souvenir, les jours mornes et sans lendemain. J’active les thrusters et je m’extrais de cet étrange trou noir qui m’a fait vivre des expériences palpitantes, même si je n’ai pas réussi à en apprécier toutes les dimensions.
Et voilà cher Alexandre, chronique à la hâte de mon séjour au sein du trou noir. La messe est dite. Je me mets du Laurent Garnier pour redescendre.