L'escamoteur
le sillon chronique bande dessinée
Philippe Colin, vous connaissez forcément, c’est lui qui sévissait sur France Inter avec son compère Xavier Mauduit, dans une émission complétement foutraque et déjantée. Aujourd’hui, il fait dans l’écriture, avec un roman paru cette année, Le barman du Ritz, mais aussi et surtout dans la bande dessinée historique. Avec son compère Sébastien Goethal au dessin, ils en sont maintenant au 3e essai, avec tout d’abord Le voyage de Marcel Grob, consacré à l’histoire d’un malgré nous alsacien au sein de la Waffen SS, puis La patrie des frères Werner, consacrés à deux frangins footballeurs qui émargent à la Stasi, et maintenant L’escamoteur, qui tourne autour de l’histoire d’Action Directe.
Le prisme de l’histoire, c’est la figure de Gabriel Chahine, un honorable correspondant infiltré par les Renseignements Généraux chez les militants d’extrême-gauche. Un personnage complexe, trouble et fascinant, à la fois dandy charmeur et mythomane auprès de ses petits camarades, mais aussi un chrétien libanais réfugié en France, collaborant volontairement avec le pouvoir, sans qu’on puisse vraiment saisir si c’est juste par intérêt ou par choix idéologique sincère. Jouant sur la soif de reconnaissances militants d’AD sur la scène internationale, il ira jusqu’à monter de toute pièce un rendez-vous avec Carlos (pas le chanteur, l’autre), afin de discuter d’un attentat contre le barrage d’Assuan… Plus c’est gros, et plus ça passe, et la souricière fonctionne, puisqu’elle aboutit à la première capture de J.M. Rouillan et de N. Ménigon.
Arrive alors 1981, et la victoire de la gauche à l’élection présidentielle. Le pouvoir socialiste, soucieux de se démarquer, cherche à gouverner autrement (au début, au moins), et privilégie alors l’ouverture sur la répression. Mais surtout, les nouveaux dirigeants se méfient énormément de la fidélité des troupes, et redoutent la ré-édition du coup d’état de 73 au Chili, après la victoire d’Alliende. Ils entament alors l’épuration des forces de polices, et en particulier de la police politique que constitue les RG, tandis que les négociations s’engagent avec les militants emprisonnés, avec pour ambition claire de monter un SAC de gauche, afin de lutter contre la subversion d’extrème-doite. Si cette stratégie d’apaisement fonctionne en partie, certains militants abandonnant l’action clandestine, les plus radicaux, libérés « grâce aux porcs auxquels les élections ont permis de récupérer la belle couleur rose qui leur est naturelle… » reprennent bientôt la lutte armée. Chahine, dont le nom a vraisembablement été balancé lors des négociations, est l’une des premières victimes, puisque l’indicateur est abattu chez lui le 11 février 1982. L’arroseur arrosé, en quelque sorte…
Les auteurs l’avouent eux-mêmes sous forme d’aparté, une partie de leur motivation vient de la collision entre les faits et leur propre histoire personnelle. L’un d’eux, par exemple, dédie l’ouvrage à une amie de ses parents1 ayant un jour hébergé des militants clandestins. Pour un certain nombre de lecteurs, l’évocation de lieux et de personnes fera le même effet: il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’histoire contemporaine, et il est fort possible d’en avoir croisé certains.
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- Le voyage de Marcel Grob. Sébastien Goethals & Phillipe Colin. Éditions Futuropolis. 24€.
- La patrie des frères Werner Sébastien Goethals & Phillipe Colin. Éditions Futuropolis. 23€.
- L’escamoteur. Sébastien Goethals & Phillipe Colin. Éditions Futuropolis. 26€.
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Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents gauchistes ↩︎