Trop chaud

Alexandre Dulaunoy 4 minute(s) de lecture possible dimanche 15 septembre 2024 744 mots et d'autres choses
art arles photographie nouvelle

homecoming

Une goutte de sueur perlait sur mon visage. Elle coulait le long de mon cou pour atterrir finalement sur mon t-shirt détrempé. Il faisait toujours chaud et lourd à cette époque de l’année. Mais cela n’enlevait rien au plaisir annuel que représentait cette escapade de dix jours à Arles. Une bulle de liberté photographique. Je marchais vers la Fondation Luma. Il était dix heures trente du matin, avec cette vilaine impression que la matinée n’avait jamais été fraîche. Je voyais l’air conditionné de la Fondation Luma comme une oasis dans un désert. Il n’y avait pas beaucoup de monde. L’art photographique ne peut rivaliser avec une piscine lors d’une canicule. Sauf pour ceux qui espèrent, un peu perdus, que l’art résoudra les changements climatiques. “Perdu” est sûrement le meilleur adjectif pour décrire ma vie. Rien de tel que de se perdre dans une exposition pour se sentir un peu moins perdu.

La fondation était une architecture pompeuse à la Frank Gehry, mais elle attirait le regard comme une belle affiche ou un menu plein de promesses. Le vent froid à l’ouverture des portes d’entrée me réconcilia instantanément avec l’architecture. Plongeant dans la carte des Rencontres d’Arles, une stagiaire à l’accueil me sauta dessus pour m’expliquer les différentes offres tarifaires. Sorti de ma torpeur entre le chaud et le froid, j’expliquai mon simple désir de voir l’exposition du photographe américain Lee Friedlander pour les Rencontres. Elle fut déçue, mais m’indiqua que c’était en bas, à ma droite. Frank Gehry a tout fait pour perdre le visiteur avec son œuvre architecturale. Mais miraculeusement, après avoir traversé un escalier, un toboggan, des toilettes et une salle d’exposition fermée pour installation, j’arrivai enfin devant la salle tant désirée.

Les photographies de Lee Friedlander, avec la sélection de Joel Coen, offraient une vision disjointe de l’œuvre du photographe, couvrant une carrière de soixante ans. La température de mon corps semblait bien vouloir rejoindre une valeur acceptable. Les photographies étaient belles, sûrement parce qu’elles avaient toutes des ruptures graphiques. Briser la continuité, la monotonie d’une image, c’est la capacité d’un artiste à rompre avec l’ennui de la réalité. J’ai toujours aimé cela. Une vision artistique de la vie qui m’a toujours semblé importante : rompre avec la monotonie du monde. Même si aller chaque année à Arles semblait être devenu une habitude malsaine.

La scénographie était épurée et efficace, mais la sélection, ainsi que la salle, étaient petites par rapport au travail de Friedlander. Juste avant de sortir, j’aperçus une femme en robe rouge qui regardait avec intensité une photographie de rue. Ses cheveux roux, bouclés, et son cou luisant de sueur cachaient partiellement le cadre, créant ainsi une nouvelle œuvre. Comme j’avais mon Leica en bandoulière, je pris une photo à la sauvette, comme à mon habitude. L’obturateur du Leica M11 fit son vilain petit bruit, semblable à la fermeture d’une porte coulissante dans une maison japonaise. Dans le silence de la salle, elle se retourna et me regarda droit dans les yeux. J’avais déjà fait glisser mon appareil dans mon dos. Elle me fixa plusieurs secondes. Il y a des regards qui disent tout. Tout de nos vies, de nos peurs, de nos rêves et de nos singularités. Je ne pouvais détacher mon attention de la profondeur verte de ses yeux.

Elle ouvrit lentement la bouche, avec un léger sourire qui semblait révéler une intelligence hors du commun. Elle me dit : « Vous ne trouvez pas que les photographies avec une rupture graphique sont les plus intéressantes ? Un peu comme Saul Leiter… » et je terminai la phrase : « …avec les rideaux dans les cafés de New York, montrant les détails des scènes de la rue. »

Il y eut ce moment de grâce entre l’étonnement, la familiarité et une amitié étincelante.

épilogue

Je m’étais lancé dans l’idée de faire une revue détaillée des Rencontres d’Arles, cette grande célébration annuelle de la photographie que je ne manque rarement. Je comptais partager mes impressions sur les expositions, l’architecture imposante de la Fondation Luma, et bien sûr, sur les artistes qui m’avaient marqué cette année. Cependant, au fil de l’écriture, les souvenirs de chaleur étouffante, de rencontres inattendues et de moments d’introspection se sont entremêlés. Le récit a finalement pris une autre direction. Ce qui devait être un compte rendu s’est peu à peu transformé en une sorte de nouvelle, où les photographies et les lieux sont devenus les décors d’une expérience personnelle plus intime et inattendue.